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Hela, 2727
Le lendemain, Rashmika vit le pont pour la première fois.
Cela se produisit sans tambour ni trompette. Elle était dans la cabine d’observation avant de l’un des deux véhicules de tête. Elle s’était juré de ne plus remonter sur le toit après l’incident avec l’Observateur.
On les avait prévenus que la lèvre du gouffre était maintenant très proche, mais la topographie du paysage n’avait pas changé depuis des kilomètres – d’interminables kilomètres. La caravane – qui était plus longue que jamais, à présent, plusieurs sections additionnelles l’ayant rejointe en cours de route – déroulait ses puissants méandres à travers un canyon de glace aux parois verticales. De temps en temps, les mastodontes mécaniques raclaient le canyon aux parois veinées de bleu, deux fois plus hautes que le plus haut véhicule de la procession, et en délogeaient des tonnes de glace. Le trajet vers l’équateur avait toujours été dangereux pour les piétons, mais à présent qu’ils devaient emprunter le même étroit défilé que la caravane, ça devait être rigoureusement terrifiant. La caravane n’avait plus la place de les éviter, de sorte qu’ils devaient la laisser passer au-dessus d’eux, en évitant de se faire broyer sous les roues, les chenillettes ou les patins propulseurs. Si les machines ne les écrasaient pas, les blocs de glace arrachés aux parois auraient probablement leur peau. Rashmika regardait avec un mélange d’horreur et de compassion les groupes disparaître sous les énormes carcasses de la caravane. Elle n’avait aucun moyen de savoir s’ils ressortaient vivants de l’autre côté. Dans le cas contraire, elle doutait fortement que la caravane s’arrêterait.
À un certain endroit, le canyon s’incurvait doucement vers la droite, bloquant la vue pendant plusieurs minutes, et puis soudain il y eut une absence de paysage terrible, à couper le souffle. Elle n’avait pas mesuré à quel point elle était habituée à voir des falaises blanches se dresser sur l’horizon. Tout à coup, le sol se déroba, et le ciel de velours noir descendit à des profondeurs inouïes, comme un rideau dont l’ourlet irrégulier se serait décousu. Le ciel mordait avidement la terre.
Puis la route émergea du canyon et courut le long d’une corniche qui longeait l’une des parois du gouffre. À gauche de la route, la paroi verticale du canyon se mit à monter ; à droite, il n’y avait rien du tout. La route était juste assez large pour accueillir la procession de deux véhicules de front, les véhicules de droite n’étant jamais à plus de deux ou trois mètres du bord proprement dit. Rashmika regarda vers l’arrière, l’interminable colonne bigarrée de la caravane était maintenant visible dans son intégralité, ce qui était nouveau, et très excitant. Elle vit des roues, des chenilles, des patins propulseurs, des membres actionnés par pistons et des segments de carapace flexibles longer délicatement la corniche, poussant des tonnes de glace dans l’abîme à chaque pas maladroit, à chaque impact, à chaque frottement. Tout le long de la caravane, les navigateurs guidaient les véhicules, corrigeant leur trajectoire au mieux, essayant de négocier le mince compromis séparant l’écrasement contre la paroi de gauche et le plongeon par-dessus bord à droite. Ils ne pouvaient pas ralentir parce que le but de ce raccourci était justement de rattraper un temps précieux. Rashmika se demanda ce qui arriverait au reste de la caravane si l’un des véhicules faisait une fausse manœuvre et basculait dans le vide. Elle avait vu les étriers et les broches qui solidarisaient les éléments de la caravane, mais elle ignorait leur degré de résistance. Cette machine vagabonde entraînerait-elle toutes les autres à sa suite dans l’abîme, ou aurait-elle l’élégance de tomber toute seule, laissant les autres se rapprocher pour combler le trou dans la procession ? Y avait-il un protocole cauchemardesque qui réglait ce genre de problème : un relâchement des étriers de couplage, peut-être ?
En tout cas, elle était à l’avant. S’il y avait un endroit sûr, ça devait bien être celui-là – celui d’où les navigateurs avaient la meilleure vue sur le terrain.
Après plusieurs minutes sans catastrophe, elle commença à se détendre, et regarda vraiment, pour la première fois, le pont qui s’étendait devant eux.
La caravane descendait vers le sud, vers l’équateur, en suivant le flanc est du gouffre de Ginnungagap. Le pont était encore plus au sud. C’était peut-être son imagination, mais elle eut l’impression de voir la courbure du monde, alors que la paroi supérieure du gouffre s’éloignait dans le lointain. Le haut était déchiqueté, irrégulier, pourtant en lissant mentalement ces détails il lui semblait qu’il décrivait un arc ouvert, pareil à la trajectoire d’un satellite. Elle n’arrivait pas à juger à quelle distance se trouvait le pont, ou la largeur du gouffre à cet endroit. Elle avait beau se rappeler qu’il faisait quarante kilomètres au point où le pont le franchissait, les règles ordinaires de la perspective ne s’appliquaient pas : il n’y avait aucun repère visuel pour se guider, pas d’objets intermédiaires pour donner l’échelle, pas d’atmosphère pour voiler les détails ou les couleurs. Le pont et la paroi opposée avaient l’air immenses et lointains, mais ils auraient aussi bien pu être à cinq kilomètres qu’à quarante.
Rashmika estima que le pont devait être à cinquante ou soixante kilomètres à vol d’oiseau – plus des deux-centièmes de la circonférence d’Hela –, mais la route qui y menait faisait des tours et des détours le long de la corniche. Elle n’avait pas de mal à croire qu’ils avaient encore cent kilomètres à parcourir avant d’arriver à l’extrémité est du pont.
En tout cas, maintenant qu’elle le voyait, il était absolument tel qu’elle l’avait imaginé. Tout le monde disait que les photographies n’arrivaient jamais à rendre la formidable impression qu’il faisait. Rashmika en avait toujours douté, mais elle comprenait à présent que les rumeurs disaient vrai : pour apprécier le pont, il fallait le voir.
Elle savait ce que les gens semblaient trouver le plus troublant à propos du pont : son manque même d’étrangeté. Si l’on excluait sa taille, et les matériaux qui avaient été utilisés pour sa construction, on aurait dit qu’il avait été extrait des pages d’une histoire de l’humanité, un artefact construit sur Terre, à l’ère de l’acier et de la vapeur. Il évoquait pour elle des lanternes et des chevaux, des duels et des courtisans, des palais d’hiver et des fontaines musicales – sauf qu’il était immense et donnait l’impression d’être en verre filé ou en sucre.
La surface supérieure du pont décrivait un arc très ouvert en enjambant le gouffre, et il était légèrement surélevé au milieu. À part ça, il était parfaitement plat, et aucune forme de superstructure ne l’encombrait. Il n’y avait pas de rambarde de part et d’autre de la chaussée, qui était d’une étroitesse à couper le souffle – de l’angle sous lequel elle la voyait en cet instant, on aurait dit un rai lumineux fin comme une rapière. Elle lui parut rompue par endroits, jusqu’à ce qu’elle bouge légèrement. À cinquante kilomètres de distance, un simple mouvement de tête suffisait à affecter l’image qu’elle avait de la délicate structure ! La portée était suspendue sur la majeure partie de sa largeur, mais aux deux extrémités, sur une distance de cinq ou six kilomètres à partir des parois, on remarquait le filigrane délicat des étais incurvés en forme de spirale. Ces boucles absurdes, flamboyantes comme des flammes et des volutes organiques, lascives, captaient la lumière et la lui renvoyaient, non dans des tons de blanc et d’argent, mais dans un moirage prismatique de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. À chaque inclinaison de sa tête, les couleurs changeaient, parcourant une nouvelle et glorieuse configuration.
Le pont avait l’air évanescent, comme si un souffle imprudent risquait de l’anéantir.
Et pourtant, ils allaient bel et bien le franchir.